LES JARRETS NOIRS

Le Lac St-Jean a ses Bleuets, l’Île d’Orléans, ses Sorciers, et la Beauce, ses Jarrets Noirs. À lui seul, ce surnom de Jarrets Noirs en dit plus long sur l’intrépidité des défricheurs de la Beauce que bien des pages d’un gros livre d’histoire.

C’est un surnom aussi vieux que la Beauce, elle-même âgée de près de trois cents ans. Sont témoins de cet âge respectable le manoir et le moulin des antiques seigneuries, ainsi que la vieille église de l’une ou l’autre des paroisses les plus anciennes, de même que les lucarnes et les versants incurvés de vénérables maisons qui s’échelonnent le long des deux rives de la paresseuse et souvent turbulente rivière Chaudière.

Il fut un temps où le Beauceron n’était pas « sorteux », car sa vallée se trouvait bouchée à un bout par la frontière des États-Unis et les forêts du Maine, et coupée de Québec, à l’autre bout, par les grands bois de St-Henri et les abords marécageux du fleuve St-Laurent. Une fois par année, cependant, quand venait l’automne, le Beauceron remplissait un tombereau des plus beaux produits de sa ferme, y attelait son meilleur cheval et prenait tout doucement la route vers le marché de la vieille capitale. Il ne s’endimanchait pas pour le voyage, car le chemin qu’il devait suivre sur plus de cent kilomètres n’était qu’un misérable tracé de boue qui se traînait péniblement le long de la capricieuse rivière. L’expédition, à certains endroits, se transformait en véritable cauchemar, que la traversée des bois de St-Henri, noirs comme la «nuitte » et souvent infestés de voleurs, rendait encore plus redoutable. Dans les marécages des bas-fonds du St-Laurent les choses empiraient. Bien des fois, notre brave homme venait près de s’y enliser et d’y rester, mais, de peine et de misère, et, stimulé autant par ses jurons que ses prières, il parvenait toujours à s’en tirer. Enfin sorti de ce bourbier, il traversait le fleuve en bac, puis entrait au marché de Québec debout sur son « char », crotté jusqu’au ventre et fier comme un vainqueur romain. On le reconnaissait à la couleur de ses jambes. Étaient-elles noires de boue, on venait de la Beauce. Venait-on de la Beauce, on était un «Jarret Noir ».Terminée cette aventure annuelle à la foire de Québec, le Beauceron se retirait à nouveau dans sa vallée, emportant avec lui de « la belle argent », des étoffes neuves et une cruche avec du « remontant » dedans. Il revenait s’isoler dans son pays d’érables, pour reprendre avec sa femme et ses enfants son train-train de cultivateur honnête et de bûcheron « dépareillé ».

Comme tout Québécois de l’époque, le Beauceron était évidemment aussi catholique, sinon plus, que le Pape. Mais il savait aussi raisonner, rouspéter et défendre ses idées. Il pouvait être tendre comme un agneau et se fâcher « nouère » quand c’était nécessaire. Il aimait se vanter, « faire de la broue » et fêter. Il avait tendance à voir toutes choses en plus grand, en plus gros, en plus noir ou en plus blanc. Il était coloré et rarement ennuyeux.

Quand on vit isolé, qu’on n’a pas de cinéma, pas de télé, ni même de journaux ou de radio, et que la seule distraction à 200 kilomètres à la ronde est la messe du dimanche, la vie n’est pas toujours très rigolote. Donc, avec un peu d’imagination, on se fabrique des histoires, des peurs, des drames et, le diable aidant, même des ennemis. Car toujours s’entraider entre voisins, ce n’est pas mauvais, mais se chamailler de temps en temps, c’est encore mieux : ça change le mal de place. Les défauts qu’on faisait semblant de ne pas voir chez le prochain, apparaissaient soudain au grand jour. Le ciel s’assombrissait, la discorde se répandait. On se mettait à se regarder de travers, à se méfier, à s’épier. On se testait, on se prenait au collet… Ce caillou sur le perron, cette veillotte de foin qui était disparue, ce pieu qui empiétait sur le terrain, et puis ce nez en l’air, cette flèche dans les yeux, cette mine narquoise… Le mal était là! On rendait caillou pour caillou, veillotte pour veillotte, pieu pour pieu et, à la première nouvelle, on était rendu en Cour! Car le Beauceron, on l’aura deviné, aimait « plaider ». Il avait beau être « du bon monde », son honneur passait avant tout.

On ne peut tout de même pas avoir toutes les vertus! Voilà donc pourquoi le Beauceron, honorablement jaloux de sa dignité, l’était aussi de sa localité. Mais, selon les mauvaises langues, cet amour frisait parfois le chauvinisme. Qui l’aurait cru?... Autrefois, la ville actuelle de Beauceville était constituée de deux petites villes distinctes situées l’une en face de l’autre; elles étaient séparées par la rivière et reliées par un seul pont. L’émulation entre ces deux villes était légendaire, et les accrochages aussi. On ne s’entretuait certes pas, mais on jouait rude. Comme au hockey. Pour des riens la bataille prenait. Il fut un temps, par exemple, où après les tempêtes de neige, chaque ville se faisait un devoir de ne déneiger que sa propre moitié du pont. Il y avait comme une frontière invisible, la plus sensible de la planète, qui séparait le pont en deux parties égales. Violer cette frontière en jetant sur le territoire de l’autre une seule pelletée de neige, pouvait déclencher une guerre. Ce qui, heureusement, n’a pas toujours été évité, sinon on aurait perdu plusieurs bons spectacles où pleuvaient les dents cassées, les yeux au beurre noir, les nez en sang et les avalanches d’injures les plus sucrées. Il n’y avait rien là, car se quereller de temps en temps entre chrétiens n’était pas péché, pourvu qu’il s’agît d’un sport. Or, à Beauceville, on avait toujours été très sportif… Et si, dans ce sport, le curé de la paroisse valait zéro comme arbitre, c’est qu’aux yeux des Beaucevillois de la ville Est, il n’avait absolument aucune crédibilité. Pourquoi? Parce que l’église et le presbytère avaient le malheur d’être construits du côté Ouest.

Les 5200 Beaucevillois s’unissaient parfois, mais seulement pour combattre un ennemi commun: la ville de St-Georges. Cette ville était en train de prendre des proportions alarmantes alors que Beauceville donnait de plus en plus de signes de stagnation. Beauceville avait quand même été la première en Beauce à être élevée au rang de ville et elle avait frôlé la gloire grâce à l’or qui, pendant un moment, l’avait fait rêver de devenir le premier Klondike du Canada. Elle entendait donc se faire respecter par St-Georges et par le monde entier, y compris le Vatican et St-Joseph. Car, depuis 1890, il était aussi question d’ériger un évêché dans la Beauce, où courait une détestable rumeur voulant que St-Joseph, première paroisse et chef-lieu du comté, deviendrait le siège du nouveau diocèse. Un gigantesque presbytère, qui avait drôlement pris les airs d’un palais épiscopal, venait justement d’y être construit. Pour Beauceville, c’était l’affront suprême. Coincée entre les prétentions hégémoniques de St-Georges et les ambitions épiscopales de St-Joseph, Beauceville, pour faire valoir ses droits légitimes, se débattit comme un diable dans l’eau bénite. Mais, rien n’y fit. Elle perdit sur les deux fronts. 50 ans plus tard, cette défaite hantait encore l’immense et terrible oncle Gustin. Je le revois avec son énorme moustache, rouge comme un coq, lever les deux mains dans les airs et les laisser tomber comme des masses sur les bras de sa berceuse en apostrophant ma mère d’une voix de Jupiter en courroux: « Tu sauras, Jartrude, que Beauceville a encore une patte su’ l’évêché!!! »

Le dernier mot n’avait donc pas été dit… Mais, en attendant le Jugement dernier, Beauceville tirait une consolation non dédaignable du fait que, si l’évêché lui avait échappé, St-Joseph ne l’avait pas obtenu non plus. Ni même St-Georges, malgré son dynamisme, sa spectaculaire expansion, son séminaire et ses deux opulentes églises. En un mot, pour plaire à tout le monde, il aurait fallu que chaque paroisse ait eu son propre évêque. Dommage qu’on n’y eut pas pensé…

Parmi les nombreux prêtres qui sont passés par Beauceville, il y a eu le fameux curé Lambert, à qui la paroisse doit les trois-quarts de sa notoriété. C’était un géant, un grand bâtisseur, qui n’avait rien à son épreuve. On raconte, entre autres, qu’il eut un jour une sérieuse dispute avec nul autre que le Cardinal Bégin, son évêque. L’affaire tourna en procès et alla jusqu’ à Rome. Il faut quand même s’y prendre de bonne heure pour faire un procès à un Cardinal! Eh bien, c’est ce qu’a fait le curé de Beauceville. Et savez-vous quoi? C’est le curé qui a gagné. Peut-on avoir preuve plus nette que Dieu lui-même est de Beauceville?...

De nos jours, la Beauce est devenue le « petit Japon » du Québec et le « royaume de la PME ». Les chicanes de clochers, c’est fini. Maintenant on s’amuse à brasser des affaires et à faire de l’argent. Et ça marche! Sur les anciennes localités rivales règne désormais une paix sans ride. « C’est ben pour dire », dirait l’oncle Gustin maintenant émigré au ciel, « la mondialisation, c’est fort! »

La Beauce moderne s’est débarrassée de ses vieilleries. Elle se met de plus en plus à ressembler à tout le monde. Dans 25 ans on ne parlera peut-être plus de « Jarrets Noirs », et on aura sans doute oublié les autres nombreux surnoms dont on s’affublait pour pouvoir s’identifier. Car beaucoup de familles portaient les noms de Poulin, Roy, Veilleux, Gilbert, Bolduc, Rodrigue, Giroux, Doyon, Rancourt ou Mathieu. Ça devenait très mêlant. Pour y voir clair les surnoms s’imposèrent comme une nécessité. À Beauceville, par exemple, (ici je puise abondamment dans une liste que le Frère Éloi-Gérard avait publiée dans un article de L’Éclaireur des années 50), on s’est mis à s’appeler Zacarné, Jos Caïen, Tenon, Belonne, Bourdon, Dellon, Menoche, Pocheton,Ti-Gium, Ti-Ket, Ti-Tref, Crokusse, Pâpire, Tcho, Jean-Gnace, Bedo, Tomiche, Jonaisse et Paco. Il y eut aussi les Bouco, les Catcho, les Pissoules, les Gorlots, les Cartouches, les Troll, les Gabin, les Berdouche, les Mignon-Vincent (dynastie de mon père) et les Sifoè (celle de ma mère). Dans notre voisinage, nos bons amis avaient été rebaptisés Quignon, Ti-Fa et Pétard à Mette, les Castors et même les Papes. Chez les femmes, on avait Ti-Noc, Cacasse, Bellon, La Nâre, Génoffe, la Lotte, Pater, la Douce, Patoche, la Fine, la Sourde, la Moutonne, Catin, Tinette-à-beurre et Marie-Beau-Ch’val. Même dans l’au-delà on continuait de s’appeler Pierrette, Talotte, Ménomme, Bocanel, Bonhomme, Tomette, Foin Vert, la Kit, Poulette à Léger, le Pou, le Chou, le Zou, Colette, Bonange, Pourlou, Motté, Souris d’étoffe, Laton, le Flanc, Piton, Granduce, Cotchon, Ti-Guédine, et Davi Pettion, etc…. Aujourd’hui on fait des pirouettes pour accoler aux nouveau-nés des noms qui ne soient plus des noms de saints. En Beauce, ça n’a jamais été un problème!

J’arrête ici. J’ai voulu parler un peu de la Beauce et des Beaucerons, mais, en bon Beauceron, j’ai surtout parlé de Beauceville, mon patelin. Tant de choses restent à dire, à raconter, à décrire. Mais j’imagine qu’il y a déjà plein d’excellents écrits sur tout cela. Il faut conserver cette mémoire. Du moins l’essentiel. Sinon nous risquons de nous perdre complètement dans un monde de plus en plus fascinant et vaste qui avance sur nous comme une débâcle au printemps et rase sans pitié sur son chemin tout ce qui n’a pas de racines profondes, ou de fondations fortes comme celles des rochers.

La Beauce, bien sûr, ce n’est pas la fin du monde, mais c’est quand même un grand pays, plus encore par ses gens que par ses paysages, d’ailleurs remarquables. De nos jours, une autoroute la traverse presque de part en part. Par bois et coteaux elle galope allègrement en évitant villes et villages, mais elle passe tristement à côté d’une vallée absolument magnifique qui ne laisse presque plus rien voir de ce qu’elle est. Au moins, cette grande voie d’asphalte et de ciment offre l’avantage peu négligeable de ne pas noircir les jarrets.

Par: Eloy Roy

*Eloy Roy est le nom que Rosaire Roy a porté pendant ses 30 années de vie missionnaire en Amérique latine. C’est d’ailleurs l’un des noms qu’il a reçus au baptême, à la demande de sa tante, Mère St-Éloi, religieuse de Jésus-Marie, qui a passé une grande partie de sa vie au couvent de Beauceville.

Né à Beauceville, le 7 octobre 1936, il est le fils d’Adélard Roy et de Gertrude Doyon. Adélard et Gertrude se marièrent à Beauceville le 21 septembre 1920 et de leur union sont nés dix enfants, dont Jean-Paul de St-Joseph, Georges-Henri, Thérèse et Cécile de Ste-Marie, Emmanuel, Dominique et Gérard, de Beauceville.

- Gertrude Doyon (15-11-1896 / 08-12-1988) est l’aînée des dix-sept enfants de Joseph Doyon à Sigefroid dit Sifroy, père de Dominique Doyon, Dominicain (1902-1991) et de la réputée ethnologue Madeleine Doyon (1912-1978). Joséphine, la mère de Gertrude, est la fille de Joseph Poulin à Joseph.

- Adélard Roy (15-02-1890 / 24-08-1973), fils de Siméon Roy à Vincent et de Lumina Drouin à Narcisse.

Eloy Roy est prêtre des Missions-Étrangères. Il a fait la mission de 1963 à 1999 successivement au Honduras, en Argentine et en Chine. Il est de retour au pays depuis quelques années et demeure maintenant à Pont-Viau, Laval.