Euchre ou Youcoeur

«En 1900, dans la région de Québec, quand septembre revient, les journaux nous annoncent qu’on ne s’attriste pas de la venue de l’automne. Bien au contraire. La perspective de recommencer à jouer au euchre rend les familles tellement joyeuses.

Mais qu’est-ce donc que ce jeu que l’on prononce youcœur ? Je n’avais même jamais entendu le mot. Pour l’instant, mes recherches, préliminaires, me laissent croire que les Américains de la Nouvelle-Angleterre, au sud du Québec, ont inventé ce jeu de cartes au cours du dernier tiers du 19e siècle. Les bûcherons de la Beauce et ceux de la région voisine, Dorchester, traversant la frontière pour aller passer leurs longs hivers aux États-Unis, dans les forêts du Maine et du Vermont, auraient appris de leurs confrères à jouer au euchre.

Revenu de ce côté-ci de la frontière, nos bûcherons nous « contaminant », le jeu gagne bientôt la ville de Québec où il devient une véritable passion. On joue dans les familles, même en carême, et jusqu’à Pâques. Des organismes tiennent des soirées de euchre, dont les profits vont au soutien de nobles causes; des prix attendent les gagnants, une lampe, un cendrier sur pied, une petite horloge, un plat à pudding, des gâteaux, du sirop d’érable, et quoi encore. On se finance aussi grâce au euchre. Les zouaves pontificaux, les pompiers, les facteurs du bureau de poste, les clubs de raquetteurs, les commis d’hôtel, les membres de l’Union des serre-freins, les commis de bar, les employés de chemin de fer proposent des soirées de euchre. C’est la rage ! Dans certaines familles, on en viendra même à faire entrer en dormance le whist, ce vieux jeu anglais inventé dès la fin du 18e siècle, au profit du euchre.

Depuis deux ans, dans mes nombreuses rencontres en bibliothèques, il m’est donné de demander aux participants ce que ce jeu du euchre évoque pour eux, et s’il en reste trace dans la région. La plupart demeurent muets. À l’occasion, une personne confie que ses parents jouaient au euchre, mais qu’elle serait incapable de nous en parler davantage. Quelques questions sur l’origine de ses parents ou de ses grands-parents montrent invariablement la filiation avec la Beauce ou Dorchester.

Un jour, une fidèle de ces rencontres, Louisette, désireuse de m’aider, m’approche en me disant que je pourrais assister à une soirée de euchre, qu’elle connaissait quelques personnes âgées, toujours adeptes du euchre à l’occasion.

Rendez-vous donc au manoir Duberger, à Québec, le 2 juin dernier. Émilienne, Lucienne, Louise, Ellen, Hélène, Julien et Paul nous y attendent. Questionnées sur l’origine de leurs parents ou grands-parents, cinq de ces belles personnes évoquent des paroisses de la Beauce ou de Dorchester.

Place au jeu maintenant, pas si compliqué. En cinquante minutes, je dirais, le temps de trois parties à jeu ouvert et de deux autres à jeu fermé, Louisette et moi avons appris à jouer au euchre.

Et rien n’est mieux que de voir des adeptes le pratiquer, pour apprendre un jeu de cartes. Aussi, je n’arriverai pas ici à vous expliquer ce qu’est le euchre. Je ne peux que vous dire que le euchre se joue par équipes, deux contre deux, qu’on utilise 24 cartes, allant du 9 à l’as, sans le joker ou la blanche, que les valets (d’atout et de soutien) sont les cartes maîtresses, et que la joie naît bien rapidement.

Merci à Louisette et à ces belles personnes pour cette soirée de euchre. J’aime savoir qu’on arrive encore à trouver trace de ce jeu de cartes, qui, il y a 100 ans, a tant passionné les populations de la Beauce et de Dorchester, et bientôt celles de Québec.

Merci aussi, pour cette chanson trouvée dans le Fonds Marc-Gagné aux Archives de folklore de l’Université Laval, à la musicienne Andrée Bilodeau, de Québec, membre du groupe Les Batinses. Allez, vous pouvez l’écouter (le jeu de cartes).»

Source :

Jean Provencher, historien,